Mon choix de poèmes de Renée VIVIEN
À LA FEMME AIMÉE
Lorsque tu vins, à pas réfléchis, dans la brume,
Le ciel mêlait aux ors le cristal et l'airain.
Ton corps se devinait, ondoiement incertain,
Plus souple que la vague et plus frais que l'écume.
Le soir d'été semblait un rêve oriental
De rose et de santal.
Je tremblais. De longs lys religieux et blêmes
Se mouraient dans tes mains, comme des cierges froids.
Leurs parfums expirants s'échappaient de tes doigts
En le souffle pâmé des angoisses suprêmes.
De tes clairs vêtements s'exhalaient tour à tour
L'agonie et l'amour.
Je sentis frissonner sur mes lèvres muettes
La douceur et l'effroi de ton premier baiser.
Sous tes pas, j'entendis des lyres se briser
En criant vers le ciel l'ennui fier des poètes.
Parmi des flots de sons languissamment décrus,
Blonde, tu m'apparus.
Et l'esprit assoiffé d'éternel, d'impossible,
D'infini, je voulus moduler largement
Un hymne de magie et d'émerveillement.
Mais la strophe monta bégayante et pénible,
Reflet naïf, écho puéril, vol heurté,
Vers ta Divinité.
Études et Préludes, 1901.
(S'il est un seul poème susceptible de refléter l'univers et l'âme de la poétesse, ce ne peut être que celui-ci !)
BACCHANTE TRISTE
Le jour ne perce plus de flèches arrogantes
Les bois émerveillés de la beauté des nuits,
Et c'est l'heure troublée où dansent les Bacchantes
Parmi l'accablement des rythmes alanguis.
Leurs cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes,
Leurs pieds vifs sont légers comme l'aile des vents,
Et le rose des chairs, la souplesse des lignes,
Ont peuplé la forêt de sourires mouvants.
La plus jeune a des chants qui rappellent le râle :
Sa gorge d'amoureuse est lourde de sanglots.
Elle n'est point pareille aux autres, –elle est pâle ;
Son front a l'amertume et l'orage des flots.
Le vin où le soleil des vendanges persiste
Ne lui ramène plus le généreux oubli ;
Elle est ivre à demi, mais son ivresse est triste,
Et les feuillages noirs ceignent son front pâli.
Tout en elle est lassé des fausses allégresses.
Et le pressentiment des froids et durs matins
Vient corrompre la flamme et le miel des caresses.
Elle songe, parmi les roses des festins.
Celle-là se souvient des baisers qu'on oublie...
Elle n'apprendra pas le désir sans douleurs,
Celle qui voit toujours avec mélancolie
Au fond des soirs d'orgie agoniser les fleurs.
Études et Préludes, 1901.
SONNET
L'orgueil des lourds anneaux, la pompe des parures,
Mêlent l'éclat de l'art à ton charme pervers,
Et les gardénias qui parent les hivers
Se meurent dans tes mains aux caresses impures.
Ta bouche délicate aux fines ciselures
Excelle à moduler l'artifice des vers :
Sous les flots de satin savamment entr'ouverts,
Ton sein s'épanouit en de pâles luxures.
Le reflet des saphirs assombrit tes yeux bleus,
Et l'incertain remous de ton corps onduleux
Fait un sillage d'or au milieu des lumières.
Quand tu passes, gardant un sourire ténu,
Blond pastel surchargé de parfums et de pierres,
Je songe à la splendeur de ton corps libre et nu.
Études et Préludes, 1901
NOCTURNE
J'adore la langueur de ta lèvre charnelle
Où persiste le pli des baisers d'autrefois.
Ta démarche ensorcelle,
Et la perversité calme de ta prunelle
A pris au ciel du nord ses bleus traîtres et froids.
Tes cheveux, répandus ainsi qu'une fumée,
Clairement vaporeux, presque immatériels,
Semblent, ô Bien-Aimée,
Recéler les rayons d'une lune embrumée,
D'une lune d'hiver dans le cristal des ciels.
Le soir voluptueux a des moiteurs d'alcôve ;
Les astres sont comme des regards sensuels
Dans l'éther d'un gris mauve,
Et je vois s'allonger, inquiétant et fauve,
Le lumineux reflet de tes ongles cruels.
Sous ta robe, qui glisse en un frôlement d'aile,
Je devine ton corps, – les lys ardents des seins,
L'or blême de l'aisselle,
Les flancs doux et fleuris, les jambes d'Immortelle,
Le velouté du ventre et la rondeur des reins.
La terre s'alanguit, énervée, et la brise,
Chaude encore des lits lointains, vient assouplir
La mer enfin soumise...
Voici la nuit d'amour depuis longtemps promise...
Dans l'ombre je te vois divinement pâlir.
Études et Préludes, 1901.
TON ÂME
Pour une amie solitaire et triste.
Ton âme, c'est la chose exquise et parfumée
Qui s'ouvre avec lenteur, en silence, en tremblant,
Et qui, pleine d'amour, s'étonne d'être aimée.
Ton âme, c'est le lys, le lys divin et blanc.
Comme un souffle des bois remplis de violettes,
Ton souffle rafraîchit le front du désespoir,
Et l'on apprend de toi les bravoures muettes.
Ton âme est le poème, et le chant, et le soir.
Ton âme est la fraîcheur, ton âme est la rosée,
Ton âme est ce regard bienveillant du matin
Qui ranime d'un mot l'espérance brisée...
Ton âme est la pitié finale du destin.
Cendres et Poussières, 1902.
LASSITUDE
Je dormirai ce soir d'un large et doux sommeil.
Fermez les lourds rideaux, tenez les portes closes,
Surtout ne laissez pas pénétrer le soleil.
Mettez autour de moi le soir trempé de roses.
Posez, sur la blancheur d'un oreiller profond,
Ces mortuaires fleurs dont le parfum obsède.
Posez-les dans mes mains, sur mon coeur, sur mon front,
Ces fleurs pâles, qui sont comme une cire tiède.
Et je dirai très bas : « Rien de moi n'est resté.
Mon âme enfin repose. Ayez donc pitié d'elle !
Respectez son repos pendant l'éternité. »
Je dormirai ce soir de la mort la plus belle.
Que s'effeuillent les fleurs, tubéreuses et lys,
Et que se taise, enfin, au seuil des portes closes,
Le persistant écho des sanglots de jadis...
Ah ! le soir infini ! le soir trempé de roses !
Cendres et Poussières, 1902.
SONNET
Ta royale jeunesse a la mélancolie
Du Nord où le brouillard efface les couleurs.
Tu mêles la discorde et le désir aux pleurs,
Grave comme Hamlet, pâle comme Ophélie.
Tu passes, dans l'éclair d'une belle folie,
Comme Elle, prodiguant les chansons et les fleurs,
Comme Lui, sous l'orgueil dérobant tes douleurs,
Sans que la fixité de ton regard oublie.
Souris, amante blonde, ou rêve, sombre amant.
Ton être double attire ainsi qu'un double aimant,
Et ta chair brûle avec l'ardeur froide d'un cierge.
Mon coeur déconcerté se trouble quand je vois
Ton front pensif de prince et tes yeux bleus de vierge,
Tantôt l'Un, tantôt l'Autre, et les Deux à la fois.
Évocations, 1903.
ATTHIS
Je t'aimais, Atthis, autrefois...
PSAPPHA.
Je reviens chercher l'illusion des choses
D'autrefois, afin de gémir en secret
Et d'ensevelir notre amour sous les roses
Blanches du regret.
Car je me souviens des divines attentes,
De l'ombre et des soirs fébriles de jadis...
Parmi les soupirs et les larmes ardentes,
Je t'aimais, Atthis !
J'aimais tes cheveux tramés de clairs de lune,
Ton corps ondoyant qui se dérobe et fuit,
Tes yeux que l'éclat de l'aurore importune,
Bleus comme la nuit.
J'aimais le baiser de tes lèvres amères,
J'aimais ton baiser aux merveilleux poisons,
Jadis ! Et j'aimais tes injustes colères
Et tes trahisons...
Atthis, aujourd'hui tu pâlis, et je passe
Tel un exilé sans désir de retour,
Toi, moins souriante, et moi, l'âme plus lasse,
Plus loin de l'amour.
Voici que s'exhale et monte, avec la flamme
Et l'essor des chants et l'haleine des lys,
L'intime sanglot de l'âme de mon âme :
Je t'aimais, Atthis.
Évocations, 1903.
LES ÉBAUCHES
Le charme douloureux des ébauches m'attire,
Telles les frêles fleurs qu'une haleine meurtrit,
Car la beauté jadis entrevue y sourit,
Harmonieusement, de son demi-sourire.
Ces visages fuyants, ces fragiles contours,
S'estompant sur la toile irréelle du rêve,
Ne laissent au regard qu'une vision brève
Dont la divinité se dérobe toujours,
L'ébauche étant la soeur fragile des ruines
Qui mêlent leur tristesse et leur hantise au soir,
Évoquant la splendeur ancienne d'un pouvoir
Sombré dans le palais que voilent les bruines.
On sent l'accablement du vouloir entravé
Dans la ténuité morbide de l'esquisse
Dont la grâce furtive, où le regret se glisse,
A l'infini du vague et de l'inachevé.
Évocations, 1903.
À LA DIVINITÉ INCONNUE
J'aspire auprès de toi le silence et le charme
Des nuits où la douleur se plaît à demeurer,
Toi qu'on ne voit jamais essuyer une larme,
Mais dont parfois j'entends la grande âme pleurer.
Le miroir réfléchit tes chastes attitudes,
Et tu fuis le factice et le faste et le fard.
Tes lèvres ont gardé le pli des solitudes
Et l'accent des bonheurs qui nous viennent trop tard.
Le décor de ton deuil est la chambre sereine
Où meurt languissamment le bruit lointain des eaux.
Les souffles de la mer n'ont soulevé qu'à peine
Le soir perpétuel sous l'ombre des rideaux.
Vers toi le songe pur de mon âme s'élève,
Mon angoisse ne cherche point à s'apaiser,
Car tu m'es inconnue et n'existes qu'en rêve.
C'est pourquoi je t'adore au-dessus du baiser.
Évocations, 1903.
PAYSAGE MYSTIQUE
Il est un ciel limpide où s'éteint le zéphyr,
Où la clarté se meurt sur les champs d'asphodèles,
Et là-bas, dans le vol de leur dernier soupir,
Vient l'âme sans espoir des Amantes fidèles.
Là-bas, la rose même a d'étranges pâleurs,
Les oiseaux n'ont qu'un chant égal et monotone,
Les terrestres parfums ont délaissé les fleurs,
Le soleil a toujours un sourire d’automne.
Elles passent, les yeux vaguement azurés,
Dans l'azur virginal de leur beauté première,
Effleurant de leur pas harmonieux les prés
Que leurs blancs vêtements parsèment de lumière.
Et le mouvant miroir de la source confond
Dans un même reflet les larges chevelures...
Les lueurs du couchant se mêlent à leur front :
Mais les baisers sont morts sur leurs lèvres très pures.
Elles ont recueilli la flamme de l'autel
Qui brûle sous les yeux de la chaste Déesse,
Et gardé de l'Amour ce qu'il a d'éternel :
Le divin souvenir, le rêve et la tristesse.
Évocations, 1903.
SONNET À UNE ENFANT
Tes yeux verts comme l'aube et bleus comme la brume
Ne rencontreront pas mes yeux noirs de tourment,
Puisque ma douleur t'aime harmonieusement,
Ô lys vierge, ô blancheur de nuage et d'écume !
Tu ne connaîtras point l'effroi qui me consume,
Car je sais épargner au corps frêle et dormant
La curiosité de mes lèvres d'amant,
Mes lèvres que l'Hier imprégna d'amertume.
Seule, lorsque l'azur de l'heure coule et fuit,
Je te respirerai dans l'odeur de la nuit
Et je te reverrai sous mes paupières closes.
Portant, comme un remords, mon orgueil étouffant,
J'irai vers le Martyre ensanglanté de roses,
Car mon coeur est trop lourd pour une main d'enfant.
La Vénus des Aveugles, 1904.
CHANSON POUR MON OMBRE
Droite et longue comme un cyprès,
Mon ombre suit, à pas de louve,
Mes pas que l'aube désapprouve.
Mon ombre marche à pas de louve,
Droite et longue comme un cyprès.
Elle me suit, comme un reproche,
Dans la lumière du matin.
Je vois en elle mon destin
Qui se resserre et se rapproche.
À travers champs, par les matins,
Mon ombre suit, comme un reproche.
Mon ombre suit, comme un remords,
La trace de mes pas sur l'herbe
Lorsque je vais, portant ma gerbe,
Vers l'allée où gîtent les morts.
Mon ombre suit mes pas sur l'herbe,
Implacable comme un remords.
La Vénus des Aveugles, 1904.
À L'HEURE DES MAINS JOINTES
J'ai puérilisé mon coeur dans l'innocence
De notre amour, éveil de calice enchanté.
Dans les jardins où se parfume le silence,
Où le rire fêlé retrouve l'innocence,
Ma Douce ! je t'adore avec simplicité.
Tes doigts se sont noués autour de mon coeur rude.
En un balbutiement pareil au cri naïf
De l'inexpérience et de la gratitude,
Je te dirai comment, lasse de la mer rude,
J'ai jeté l'ancre au port où s'amarre l'esquif.
Tes cheveux et ta voix et tes bras m'ont guérie.
J'ai dépouillé la crainte et le furtif soupçon
Et l'artificiel et la bizarrerie.
J'abrite ainsi mon coeur de malade guérie
Sous le toit amical de la bonne maison.
J'ai la sécurité pourtant un peu tremblante
De celles dont les yeux, d'avoir pleuré, sont lourds,
Et je me réjouis de l'herbe et de la plante
Dans ces jardins aux bleus midis, - un peu tremblante
D'avoir trop redouté l'aspect des mauvais jours.
À l'heure sororale et douce des mains jointes,
J'ai contemplé, sereine, un visage effacé,
Tels les convalescents aux fraîches courtepointes,
La fièvre disparue... À l'heure des mains jointes,
Je t'ai donné les derniers lys de mon passé.
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
JE T'AIME D'ÊTRE FAIBLE
Je t'aime d'être faible et câline en mes bras
Et de chercher le sûr refuge de mes bras
Ainsi qu'un berceau tiède où tu reposeras.
Je t'aime d'être rousse et pareille à l'automne,
Frêle image de la Déesse de l'automne
Que le soleil couchant illumine et couronne.
Je t'aime d'être lente et de marcher sans bruit
Et de parler très bas et de haïr le bruit,
Comme l'on fait dans la présence de la nuit.
Et je t'aime surtout d'être pâle et mourante,
Et de gémir avec des sanglots de mourante,
Dans le cruel plaisir qui s'acharne et tourmente.
Je t'aime d'être, ô soeur des reines de jadis,
Exilée au milieu des splendeurs de jadis,
Plus blanche qu'un reflet de lune sur un lys...
Je t'aime de ne point t'émouvoir, lorsque blême
Et tremblante je ne puis cacher mon front blême,
Ô toi qui ne sauras jamais combien je t'aime !
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
REFRAIN LASSÉ
Des parfums de cytise ont amolli la brise
Et l'on s'attriste, errant sous le ciel transparent...
Le soleil agonise... Et voici l'heure exquise...
Dans le soir odorant, l’on s'attarde en pleurant...
Tu reviens, frêle et rousse, ô ma belle ! ô ma douce !...
Comme en rêve, je vois tes yeux lointains et froids,
Telle une eau sans secousse où le regret s'émousse...
Sous leur regard, je crois revivre l'autrefois.
Ô chère ombre ! moi-même ai brisé mon poème...
Je ne dois plus te voir, dans le calme du soir...
Regarde mon front blême et sens combien je t'aime...
L'ombre, doux voile noir, couvre mon désespoir...
Un rose inexprimable a fleuri sur le sable,
Et tandis qu'alentour se fane le beau jour
Je pleurerai, semblable à ceux que l'heure accable :
« Seul n'a point de retour l'impatient amour... »
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
À LA BIEN AIMÉE
Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,
Et ma voile de soie et mon jardin de lys,
Ma cassolette d'or et ma blanche colonne,
Mon parc et mon étang de roseaux et d'iris.
Vous êtes mes parfums d'ambre et de miel, ma palme,
Mes feuillages, mes chants de cigales dans l'air,
Ma neige qui se meurt d'être hautaine et calme,
Et mes algues et mes paysages de mer.
Et vous êtes ma cloche au sanglot monotone,
Mon île fraîche et ma secourable oasis...
Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,
Et ma voile de soie et mon jardin de lys.
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
LA SOIF IMPÉRIEUSE
J'étais hier la voyageuse solitaire.
J'allais, portant au coeur une âpre anxiété...
J'avais besoin de toi comme d'un flot d'été,
D'un flot purifiant où l'on se désaltère.
Aujourd'hui, mon silence a des bonheurs pensifs.
Ô très chère ! et mon âme est une coupe pleine,
Le monde est beau comme un verger de Mytilène :
Je ne crains plus le soir qui pleure sous les ifs.
J'avais besoin de toi comme d'une eau courante
Que l'on écoute et qui berce votre chagrin
Dans un ruissellement musical et serein...
J'entendis ta voix claire ainsi qu'une eau qui chante.
Ta voix coulait, murmure et cadence à la fois,
Chère, et ce fut dans mon être le bleu nocturne,
Et je sentis alors mon chagrin taciturne
S'attendrir... J'écoutais l'eau pure de ta voix.
Depuis lors, la lourdeur des blancs midis m'enchante,
Et ma soif ne craint plus le soleil irrité...
J'avais besoin de toi comme d'un flot d'été,
J'avais besoin de toi comme d'une eau qui chante...
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
VOICI MON MAL
Parmi mes lys fanés je songe que c'est toi
Qui me fis le plus grand chagrin d'amour, Venise !
Tu m'as trahie autant qu'une femme et conquise
En me prenant ma force, et mon rêve et ma foi.
Je ne cherche plus rien dans Venise : l'ivresse
Des beaux palais n'est plus en moi ; le chant banal
Des gondoliers me fait haïr le Grand Canal,
Et je n'espère plus aimer la Dogaresse.
Voici mon mal : il est négligeable et profond.
Rendue indifférente à la beauté que j'aime,
J'erre, portant le deuil éternel de moi-même,
Parce que je n'ai pas de lauriers à mon front.
À l'Heure des Mains jointes, 1906.
LES ROSES SONT ENTRÉES
Ma brune aux yeux dorés, ton corps d'ivoire et d'ambre
A laissé des reflets lumineux dans la chambre
Au-dessus du jardin.
Le ciel clair de minuit, sous mes paupières closes,
Rayonne encor… Je suis ivre de tant de roses
Plus rouges que le vin.
Délaissant leur jardin, les roses m'ont suivie…
Je bois leur souffle bref, je respire leur vie.
Toutes, elles sont là.
C’est le miracle… Les étoiles sont entrées,
Hâtives, à travers les vitres éventrées
Dont l'or fondu coula.
Maintenant, parmi les roses et les étoiles,
Te voici dans ma chambre, abandonnant tes voiles,
Et ta nudité luit.
Sur mes yeux s'est posé ton regard indicible…
Sans astres et sans fleurs, je rêve l'impossible
Dans le froid de la nuit.
Flambeaux éteints, 1907.
UNION
Notre coeur est semblable en notre sein de femme,
Très chère ! Notre corps est pareillement fait.
Un même destin lourd a pesé sur notre âme,
Nous nous aimons et nous sommes l'hymne parfait.
Je traduis ton sourire et l'ombre sur ta face.
Ma douceur est égale à ta grande douceur,
Parfois même il nous semble être de même race…
J'aime en toi mon enfant, mon amie et ma soeur.
Comme toi j'aime l'eau solitaire, la brise,
Les lointains, le silence et le beau violet…
Par la force de mon amour, je t'ai comprise :
Je sais exactement quelle chose te plaît.
Voici, je suis plus que tienne, je suis toi-même.
Tu n'as point de tourment qui ne soit mon souci…
Et que pourrais-tu donc aimer que moi je n'aime ?
Et que penserais-tu que je ne pense aussi ?
Notre amour participe aux choses infinies,
Absolu comme sont la mort et la beauté…
Voici, nos coeurs sont joints et nos mains sont unies
Fermement dans l'espace et dans l'éternité.
Sillages, 1908.
PENDANT QU'ELLE DORMAIT
Vous avez entr'ouvert vos lèvres cette nuit
Et j'ai cru que c'était pour des paroles basses,
Mais vous avez laissé retomber vos mains lasses…
Vous avez soupiré, c'était à peine un bruit.
Moi je vous regardais, je regardais cet ambre
Rouge et cet or profond que sont vos doux cheveux…
Je tenais dans mes mains le plus cher de mes voeux,
L'Amour lui-même était présent dans notre chambre.
Je ne m'endormais plus pour voir votre sommeil
Semblable au rocher calme où le vent dur s'émousse…
Dans l'émerveillement d'une nuit aussi douce,
J'ai cru que jamais ne renaîtrait le soleil.
J'aurais parlé, mais vous vous êtes retournée,
Car le sommeil s'était emparé de vos yeux,
Vous dormiez, bienheureuse à la façon des Dieux,
Et vous ne m'aimiez plus… J'étais abandonnée…
Sillages, 1908.
NUPTIALE
Elle viendra tantôt, cette femme que j'aime !
Son voile aux plis flottants a de nobles ampleurs…
Vous qui savez chanter, chantez un beau poème…
Et parsemez de fleurs et de fleurs et de fleurs
Le chemin lumineux de la femme que j'aime.
Elle viendra vers moi, très blanche dans le soir,
Cette femme que j'aime entre toutes les femmes !
Elle a le don de se vêtir et se mouvoir
Et de marcher sans bruit ainsi que font les âmes…
Combien son pas léger est charmant dans le soir !
Qui dira la beauté de Celle qui s'approche
Et m'apporte son coeur entre ses tendres mains ?
Son visage est parfait, son corps est sans reproche,
Son regard ne craint pas l'ombre des lendemains,
Elle sait que je l'aime, elle vient et s'approche…
Vierges qui l'attendez, éteignez les flambeaux,
Disposez autour d'elle ainsi qu'une parure
L'ombre douce qui rend les visages plus beaux,
Le regard plus profond et la ligne plus pure…
Je l'entends… Elle vient… Éteignez les flambeaux.
Sillages, 1908.
VIVRE
Puisqu'il est, semble-t-il, nécessaire de vivre
En portant le poids lourd des anciens désespoirs,
Tous les matins, et tous les jours, et tous les soirs,
Interrogeons nos coeurs et sachons l'art de vivre !
Sachons enfin chanter les roses du matin,
Ô nous qui replions les ailes de notre âme !
Sachons nous réjouir en paix du mets infâme
Et nous accommoder des chants et du festin !
Puisqu'il est, paraît-il, urgent et nécessaire
De revoir le mauvais rayon d'un mauvais jour
Et de voir s'échapper l'espoir d'un bel amour,
Que bientôt nos draps blancs se changent en suaire !…
Haillons (oeuvre posthume), 1910.
VERTIGE
Après de vains efforts pour atteindre la cime,
Je me vois suspendue au-dessus de l'abîme,
Et me verrai bientôt engloutir par l'abîme…
Je le sens aujourd'hui, c'est en vain que mes mains
S'agrippent dans l'horreur des efforts surhumains…
Malgré moi, malgré moi, se desserrent mes mains…
Et cependant là-haut, très claire, sous l'aurore,
La lune resplendit, glorieuse, et se dore,
Ô consécration de la nouvelle aurore !
Je croyais bien pouvoir la surprendre aujourd'hui
La cime sur laquelle un beau soleil a lui.
Quand l'atteindrai-je enfin ?…Qu'elle est belle aujourd'hui !
Pour l'atteindre, chacun oserait le vertige…
Elle est bleue et pareille à la fleur sur sa tige !
Je l'atteindrai !…Voici que survient le vertige…
Haillons (oeuvre posthume), 1910.
PÈLERINAGE
Il me semble n’avoir plus de sexe ni d'âge,
Tant les chagrins me sont brusquement survenus.
Les Temps se sont tissés… Et me voici pieds nus,
Achevant le terrible et long pèlerinage…
Je sais que l'aube d'or ne sait que décevoir,
Que la jeunesse a tort de suivre les chimères,
Que les yeux ont trompé… Mes lèvres sont amères…
Ah ! que la route est longue et que lointain le soir !
Et la procession lente et triste défile
De ces implorateurs que lasse le chemin.
Parfois on me relève, une me tend la main,
Et tous nous implorons le Divin Soir tranquille !
Haillons (oeuvre posthume), 1910.
ÉPITAPHE SUR UNE PIERRE TOMBALE
Voici la porte d'où je sors…
Ô mes roses et mes épines !
Qu'importe l'autrefois ? Je dors
En songeant aux choses divines…
Voici donc mon âme ravie,
Car elle s'apaise et s'endort
Ayant, pour l'amour de la Mort,
Pardonné ce crime : la Vie.
Haillons (oeuvre posthume), 1910.
Renée VIVIEN, (1877-1909).
■ À la femme aimée... Renée VIVIEN, choix de poèmes par Dominique Thussier. pdf
■ Renée VIVIEN - Haillons, poèmes (oeuvre posthume) 1910. pdf